[French] L’Afrique a-t-elle vraiment besoin d’institutions fortes ?

Published by Antoine Labeyrie on

Devant le Parlement ghanéen, le président américain Barack Obama déclare le 11 juillet 2009 que « l’Afrique n’a pas besoin d’hommes forts, elle a besoin d’institutions fortes ». Cette citation a suscité de nombreux commentaires et débats ce dont l’Afrique avait besoin pour réussir un développement politique démocratique. Un rapide tour des médias et des articles universitaires permet de se rendre compte qu’il existe un consensus autour de la nécessité d’institutions fortes, le débat portant davantage sur l’utilité ou non d’hommes forts. Je souhaiterais cependant dans cette dissertation me pencher sur le postulat initial selon lequel l’Afrique doit concentrer ses efforts sur le renforcement de ces institutions.

Nous entendons par institutions les différents organismes exécutifs, législatifs et judiciaires qui structurent le pouvoir politique dans un État, comme établis par la constitution du pays. Les institutions étatiques prennent la forme de bureaucraties afin d’organiser les services publics. L’affirmation de Barack Obama peut alors être comprise dans le sens d’un nécessaire renforcement de la séparation des pouvoirs à la tête des États africains afin de prévenir tout abus, notamment de la part de l’exécutif. Elle peut également faire référence à un plus grand respect de la volonté populaire par les représentants politiques en charge d’élaborer les politiques publiques. Dans les faits, les institutions africaines actuelles, résultats de multiples développements constitutionnels depuis les indépendances, notamment depuis les années 1990, sont paradoxales de force et de faiblesse du fait de l’écart entre la théorie constitutionnelle et la réalité des pratiques politiques et administratives.

Dans cette dissertation, nous remettrons en question l’idée communément admise recommandant aux sociétés africaines d’axer leurs efforts sur le renforcement de leurs institutions. Nous soutiendrons qu’au lieu de centrer leurs actions sur le renforcement des institutions, les pays africains gagneraient à porter leur attention sur la société civile et sur le développement d’une véritable conscience politique au sein des populations.

Tout d’abord, nous verrons que les institutions africaines sont déjà fortes, mais seulement avec les faibles, ce qui est dû à de nombreux facteurs, notamment historiques (I). Ensuite, nous comprendrons que la prédominance des pratiques informelles dans la vie politique africaine empêche tout renforcement démocratique des institutions par le haut, et que seules une décentralisation du pouvoir et une plus grande priorité accordée aux sociétés civiles sauront améliorer la gouvernance en Afrique (II).

Part 1

Les institutions étatiques africaines jouissent déjà d’une position de force dans les sociétés africaines. Cependant, elles semblent fortes avec les faibles et faibles avec les forts, et ce pour plusieurs raisons remontant notamment à la période coloniale.

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Entre privilèges et mépris du public, les institutions étatiques africaines sont des menaces pour le développement politique de leur pays. Malgré cette position de force et les diverses dispositions constitutionnelles, elles ne sont que de faibles contre-pouvoirs.

Les institutions africaines et leurs membres sont en position de force par rapport au reste de la société qu’elles sont censées servir. En effet, les bureaucrates dans de nombreux pays d’Afrique forment une caste de privilégiés abusant de leur poste dans la fonction publique à des fins d’enrichissement personnel et de prestige. C’est par exemple le cas avec l’usage abusif de bons d’essence, de voitures et de villas de fonctions ou encore de locaux professionnels. Par ailleurs, l’anthropologue Jean-Pierre Olivier de Sardan note que travailler au sein de la fonction publique est un signe de distinction sociale dans de nombreuses sociétés africaines francophones du fait des nombreux avantages qu’un tel statut confère[1]. En outre, J-P. Olivier de Sardan explique que la bureaucratie d’interface, soit l’extension des institutions étatiques centrales, aurait une attitude méprisante envers les usagers anonymes du service public. En Afrique francophone, les fonctionnaires au contact de la population auraient tendance à considérer l’usager anonyme « comme un gêneur et un importun, voire une proie, et entendent être le moins possible dérangés par lui » [2]. En plus d’être un environnement où règnent les privilèges et le mépris des usagers, les institutions africaines s’apparentent à des bureaucraties prédatrices qui s’approprient les ressources des États et freinent leur développement politique. Par exemple, en 1975, 43.8% des dépenses de l’État soudanais étaient destinés aux salaires des fonctionnaires, illustrant ainsi l’accaparement des ressources nationales par les institutions étatiques[3]. Le politologue américain Joseph LaPalombara nous explique qu’en effet une bureaucratie recherche sa propre survie et que de fait elle freine le développement d’institutions politiques démocratiques[4]. De plus, selon la loi de Parkinson[5], la quantité de travail dans une bureaucratie augmente jusqu’à occuper l’intégralité du temps qui lui est alloué. Ainsi, les bureaucrates se créent du travail, parfois inutile ou sans valeur-ajoutée, afin de justifier leur existence. Par conséquent, ils s’accaparent encore plus de ressources étatiques, empêchant donc leur utilisation pour des projets de gouvernance démocratique par exemple. Par ailleurs, les institutions africaines, fortes de leurs privilèges, sont néanmoins faibles dans leur capacité à délivrer le service public à la population et à remplir les objectifs qui lui ont été fixés. J-P. Olivier de Sardan en a identifié les trois principales raisons : le manque de motivation à travailler, l’improductivité et l’absence de coordination interservices. Les fonctionnaires des institutions africaines manqueraient notamment d’estime de soi du fait d’un système corrompu qui ne valorise pas le mérite et où les salaires sont insuffisants pour vivre. De plus, les multiples absences sociales (mariages, décès…), les retards et les départs anticipés, les pauses à bavarder et les lourdeurs administratives expliqueraient également l’inefficacité des fonctionnaires africains. À cela s’ajoute le fait que le travail est cloisonné et qu’aucun effort de coordination n’est fait pour améliorer la productivité d’ensemble des institutions étatiques. Nous comprenons donc maintenant que les institutions africaines sont en position de force, car elles agissent en toute impunité vis-à-vis des citoyens qu’elles sont censées servir : elles s’approprient les ressources de l’État sans toutefois apporter le service public attendu d’elles.

Les institutions africaines sont fortes de jure selon les constitutions, mais de facto elles ne proposent aucun véritable contre-pouvoir face aux abus de l’exécutif. Les institutions africaines sont, en effet, déjà fortes non seulement vis-à-vis du reste de la population, mais également grâce aux provisions constitutionnelles qui les dotent de pouvoirs les unes sur les autres. Cependant, il existe un véritable décalage entre les textes qui organisent les pouvoirs au sein de l’État et la réalité des interactions inter-institutionnelles. Depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990, de nombreux pays africains ont initié des réformes constitutionnelles visant à renforcer la séparation des pouvoirs, instaurer le multipartisme, limiter le recours aux amendements constitutionnels, protéger les droits et libertés fondamentales ou encore étoffer la justice constitutionnelle[6]. Cependant, les institutions africaines ne sont pas aussi fortes que les constitutions le laissent penser. Par exemple, alors que la constitution sud-africaine indique que le pouvoir exécutif est responsable devant le Parlement et que ce dernier doit surveiller et contrôler les activités du gouvernement[7]. Cependant, dans les faits, le Parlement sud-africain ne remplit pas son rôle de contre-pouvoir, car les commissions et autres comités parlementaires sont présidés par des membres de l’African National Congress, ce qui remet en cause leur indépendance et impartialité vis-à-vis de l’exécutif. De la même manière, en Ouganda, les pouvoirs législatif et judiciaire sont souvent soumis à des pressions de la part de l’exécutif dirigé par le Président Yoweri Museveni ainsi que par les leaders de son parti le National Resistance Movement, au pouvoir depuis 1986. De plus, le manque de personnel qualifié pourrait expliquer la faiblesse des contrôles parlementaires sur les activités gouvernementales, contribuant ainsi au sentiment d’impunité de l’exécutif.

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La force de jure et la faiblesse de facto des institutions africaines telles que nous venons de les décrire ont pour cause les héritages de la colonisation, les pressions internationales ainsi que les modalités de rédaction des constitutions.

La centralisation et la bureaucratisation des institutions africaines, ainsi que leur fonctionnement actuel, trouvent leur origine en partie dans le système colonial. En effet, la constitution de la Vème République française qui se base sur le modèle politique unitaire de l’État-nation a été largement copiée par les anciennes colonies françaises. Des personnes influentes telles que Jacques Foccart et Michel Debré ont aidé les nouveaux États africains à transposer le modèle démocratique occidental à leurs constitutions. Cette perméabilité entre les systèmes politiques français et africains s’explique également par le fait que nombre de leaders africains ont siégé à l’Assemblée nationale et que certains tels que Léopold Sédar Senghor et Félix Houphouët-Boigny ont été ministres sous la IVème République et ont participé à la rédaction de la constitution de la Vème République[8]. Ainsi, les nouveaux États africains francophones ont adopté modèle politique français, unitaire et centralisé, en dépit d’une apparente contradiction avec la grande diversité communautaire qui caractérise les sociétés africaines. La majorité d’entre eux a donc instauré un régime présidentiel (à l’exception du Sénégal jusqu’en 1963 et du Togo) avec pour but affiché de renforcer l’unité nationale. Une dynamique plus ou moins similaire fut observée en Afrique anglophone comme au Kenya où Jomo Kenyatta a progressivement concentré les pouvoirs au cours des années 1960 et 1970. Par ailleurs, l’héritage colonial ne se traduit pas seulement dans la rédaction des constitutions, mais également dans la façon dont les nouveaux administrateurs de l’État travaillent et interagissent avec le reste de la société. Les fonctionnaires africains ont en effet remplacé les fonctionnaires coloniaux européens, mais ont exigé les mêmes privilèges et ont répliqué leur comportement despotique. En plus de réclamer des avantages en nature (logement, transport, services…), les bureaucrates africains se sont donc attachés à marquer une distance et à afficher du mépris envers leurs administrés. Ils traitent ces derniers de manière despotique et arbitraire, car c’est la culture administrative qu’ils ont empruntée aux anciens colonisateurs. Par ailleurs, il convient de noter que les nouveaux fonctionnaires africains sont le plus souvent sous-qualifiés pour les positions qu’ils occupent. Cela fut le cas à la suite des indépendances du fait de promotions ultra-accélérées pour combler les manques d’effectifs au sein des institutions nouvellement créées e.g. dactylographe débutante devenant secrétaire de direction ou planton devenant policier. De nos jours, le système de cooptation et la corruption étant prépondérants dans le processus de recrutement au sein des institutions, certains fonctionnaires en viennent à développer un complexe de supériorité menant à certains comportements despotiques[9].

L’héritage colonial n’explique pas à lui seul le prééminence des bureaucraties dans les sociétés africaines : l’influence des bailleurs de fonds internationaux et des organisations internationales n’est pas à négliger. À la suite des indépendances, les pays africains avaient à cœur d’affirmer leur nouveau statut d’État souverain légitime à incorporer le système international. Ainsi, les constitutions, d’abord dans les années 1960 puis dans les années 1990, ont servi à prouver à la communauté internationale la bonne foi des États africains en matière de démocratie et d’État de droit. Cette conformité de façade avec les normes occidentales, ce « marketing constitutionnel » pour Luc Sindjoun[10], ne servait en réalité qu’à satisfaire les conditions qu’avaient apposées les bailleurs internationaux comme le FMI à leur aide financière. Ces derniers ont également exigé des États africains des plans pluriannuels de développement économique. Ainsi, les bailleurs internationaux ont poussé à la bureaucratisation des institutions africaines afin de s’assurer de la bonne gestion de leur aide financière. Cela a eu pour résultat l’accroissement du rôle des bureaucrates et des technocrates dans la gestion des États africains, sans toutefois que les plans de développement ne soient respectés ou que les conditions de vie des populations ne soient améliorées. En outre, cette pression internationale à l’alignement sur les valeurs occidentales, qui se voulaient hégémoniques à la sortie de la guerre Froide, a donné naissance à un double langage : celui officiel avec lequel les États africains se présentent à leurs interlocuteurs internationaux, et celui qui décrit la réalité des pratiques au sein des institutions africaines faites d’arrangements et de privilèges au mépris de la démocratie et de l’État de droit. Par ailleurs, nous pouvons noter que l’influence internationale sur le développement des bureaucraties en Afrique provient également de l’URSS dont le système centralisé de planification économique a inspiré des leaders comme Kwame Nkrumah au Ghana[11].

L’apparente force mais la faiblesse de fait des institutions étatiques africaines actuelles viennent également des modalités de rédaction des constitutions. Celles-ci ont été écrites dans des contextes que nous pouvons qualifier d’urgence dans le sens où les indépendances des années 1960, la démocratisation des années 1990 et les multiples changements de régime qu’a connus l’Afrique ces 60 dernières années ont tous nécessité des mises à jour constitutionnelles. Néanmoins, comme le précise le professeur Fabrice Hourquebie[12], de nombreuses questions relatives à la gestion politique de la diversité n’ont pas été adressées dans les constitutions, celles-ci n’ayant principalement qu’une fonction de légitimation de l’État sur la scène internationale. C’est pourquoi les constitutions ont été désacralisées et progressivement concurrencées par des accords politiques de paix, de compromis ou de transition, dont la vocation était de ramener l’ordre constitutionnel comme ce fut le cas avec l’accord d’Arusha pour le Rwanda (1993) ou encore l’accord de Ouagadougou pour la Côte d’Ivoire (2007). Ainsi, nous pouvons comprendre que les constitutions africaines sont déconnectées des sociétés qu’elles sont censées organiser, d’où le décalage entre leurs règles formelles qu’elles prévoient et les pratiques quotidiennes au sein des institutions étatiques.

Partie 2

Nous l’avons donc compris, les institutions africaines sont déjà en position de force dans les sociétés africaines, sans toutefois qu’elles ne remplissent leurs rôles constitutionnels. Nous allons désormais comprendre que renforcer les institutions étatiques centrales, dans le sens de la démocratie et de l’État de droit, semble compromis sans un changement profond des mentalités. Ce constat nous invitera à nous détourner de la voie institutionnelle (par le haut) au profit de la voie populaire (par le bas) afin d’améliorer la gouvernance en Afrique.

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Il est vain pour les sociétés africaines de concentrer leurs efforts sur le renforcement par le haut de leurs institutions étatiques centrales. En effet, cela n’aurait aucun effet sur un ensemble de pratiques politiques et administratives informelles déjà bien ancrées dans les mœurs.

Malgré l’édiction d’un certain nombre de règles formelles dans les constitutions, de nombreuses pratiques informelles continuent de peser sur la politique en Afrique, créant donc des régimes néo-patrimoniaux. Le professeur Michael Bratton a identifié les trois principales pratiques informelles des systèmes politiques africains : la personnalisation du pouvoir, le clientélisme et la corruption[13]. Il nous explique que, dans les jeunes démocraties africaines, les relations d’autorité sont davantage régies par les liens personnels et communautaires que par le cadre institutionnel. Ainsi, la confiance dans la figure présidentielle, qui dépend à la fois de l’origine du président et de son charisme, indiquerait pour de nombreux citoyens africains la robustesse de leur régime politique. Par conséquent, la personnalisation du pouvoir est une composante centrale de la vie politique dans de nombreux pays africains. À cela s’ajoutent le clientélisme et la corruption qui permettent de contourner les procédures et autres règles formelles qui encadrent le fonctionnement des institutions étatiques. En effet, les fonctionnaires africains privilégient le clientélisme et tendent à sur-personnaliser le service public, loin des standards d’impartialité et d’indifférence attendus d’une bureaucratie étatique, occidentale du moins. Alors que les usagers anonymes sont méprisés et parfois victimes de l’administration, ceux qui au contraire sont recommandés bénéficient de traitements de faveur. C’est un cercle vicieux où les usagers anonymes sont incités à verser des pots-de-vin et à se constituer des réseaux de faveurs afin de bénéficier du service public. Nous assistons donc à une privatisation informelle de l’État qui alimente alors une corruption systémique : les fonctionnaires qui collectent les pots-de-vin en font remonter un pourcentage à leurs supérieurs, qui eux-mêmes partagent l’argent avec leur hiérarchie. Le clientélisme et la corruption gangrènent de nombreuses institutions africaines, et ce à tous niveaux, créant alors des réseaux de dépendance qui bloquent toutes évolutions du statu quo qui compromettraient leurs privilèges mal acquis.

En effet, l’ensemble de ces pratiques informelles rendent toute tentative de réforme démocratique des institutions étatiques centrales impossible. Le système de loyauté politique et d’interdépendance est tel qu’il est inenvisageable pour un supérieur de sanctionner un subalterne pour faute ou abus nous dit J-P. Olivier de Sardan[14]. Certaines personnes seraient même « intouchables », du fait de leur place dans les rapports de patronage, qu’aucune sanction ne peut être prise à leur encontre sans engendrer des interventions de personnes hors du service pour les protéger. En outre, réformer les institutions étatiques centrales vers davantage de démocratie semble vain étant donné que les personnes qui s’en chargeraient seraient des insiders qui profitent déjà du système, et qui feraient en sorte de continuer à en profiter. Ainsi, le renforcement des institutions « sur le papier » serait annulé par le fait que leurs membres ainsi que leurs pratiques informelles resteraient les mêmes. C’est également pourquoi de simples réformes institutionnelles par le haut, sans changement des mœurs, échoueraient à rétablir la confiance que les populations ont pour leurs institutions.

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Nous venons de comprendre que la voie institutionnelle ne permettrait pas un renforcement démocratique des institutions étatiques centrales visant à améliorer la gouvernance en Afrique. En revanche, renforcer les sociétés civiles en décentralisant le pouvoir des institutions étatiques est une alternative à explorer, bien qu’elle comporte certains risques à prendre en compte.

Un changement de paradigme en faveur d’une meilleure prise en compte du caractère pluricommunautaire des sociétés africaines[15],[16] dans la gouvernance semble possible en s’appuyant davantage sur la société civile. Celle-ci désigne les initiatives citoyennes qui, structurées en associations et organisations en dehors du cadre institutionnel, défendent les intérêts de divers groupes de citoyens plus ou moins larges. Une plus grande décentralisation du pouvoir des institutions étatiques vers des représentants de la société civile permettrait d’adapter la gouvernance aux pratiques et intérêts des populations locales. Par exemple, afin de renforcer les mécanismes de participation démocratique des citoyens et ainsi développer leur conscience politique, S. Friedman et M. Reitzes suggéraient en 1996 que l’Afrique du Sud augmente le nombre de fonctions électives au sein des administrations locales afin que les intérêts des minorités soient mieux représentés. Cela favoriserait également l’émergence d’une nouvelle génération de leaders non-affiliés aux grands partis politiques qui contrôlent directement et indirectement les institutions centrales[17].

À cet égard, la méthode de règlement des conflits fonciers ruraux au Tchad illustre le fait que les sociétés africaines gagneraient à se concentrer sur le renforcement des sociétés civiles au lieu de chercher à étoffer les institutions étatiques centrales. En effet, face au coût, à la lenteur, à la corruption et parfois tout simplement à l’absence des institutions judiciaires tchadiennes en milieu rural, le règlement des conflits fonciers est de facto pris en charge par la société civile. Le chercheur Thierry Vircoulon nous explique que les disputes entre éleveurs et cultivateurs sont réglées soit par négociation directe sous médiation, soit par des comités mixtes de proximité ad hoc, soit encore par des autorités traditionnelles. Face à ces pratiques informelles, la constitution de 1996 et la loi organique de 2010 ont officialisé le rôle incontournable des leaders traditionnels dans la gouvernance locale en faisant d’eux des relais des institutions centrales. Cela se traduit notamment par une plus grande confiance des citoyens pour les procédures du service public. Le Tchad est ainsi un exemple de décentralisation du pouvoir des institutions étatiques centrales vers la société civile. Cette approche a permis d’améliorer la gouvernance du pays, car celle-ci s’est alignée sur les coutumes et usages des citoyens en prenant en compte la pluralité des normes qui est constitutive des sociétés africaines.

Néanmoins, décentraliser les pouvoirs des institutions étatiques au profit des sociétés civiles comporte des difficultés qu’il convient de prendre en compte pour établir une véritable gouvernance démocratique. Par exemple, les institutions étatiques centrales sont réticentes à perdre des prérogatives au profit de la société civile qui pourrait menacer leurs privilèges et devenir un véritable contre-pouvoir. C’est pourquoi de nombreux États ont tenté d’entraver le développement de leur société civile. L’Éthiopie est l’un d’entre eux. En 2009, le pays a adopté la « Charities and Societies Proclamation » qui a compliqué les conditions de financement des organisations non-gouvernementales et des associations caritatives, et surtout qui leur a interdit de recourir à des enquêtes judiciaires pour contrôler la licité de certaines décisions administratives[18]. En outre, les lois sur le séparatisme, la diffamation ou le contre-terrorisme sont souvent détournées afin de faire taire les citoyens qui souhaiteraient surveiller l’action de son gouvernement et défendre des droits qui iraient à l’encontre des intérêts des institutions étatiques. En parallèle de ces difficultés à se développer en tant qu’acteur politique, il existe un véritable risque de phagocytose par l’État pour les sociétés civiles africaines. L’État pourrait par exemple limiter l’influence de la société civile à un rôle consultatif dans son processus décisionnel, évitant donc toute délégation de pouvoir. Ainsi, la société civile ne serait qu’un outil de légitimation des politiques publiques décidées unilatéralement par l’exécutif et par les insiders des institutions étatiques.

Conclusion

Nous pouvons désormais conclure et répondre au Président Barack Obama quant à la pertinence pour les sociétés africaines de chercher à améliorer leur gouvernance en renforçant leurs institutions étatiques. Ces dernières sont en théorie déjà en position de force au regard des constitutions africaines, car celles-ci se sont alignées sur des standards occidentaux supposément supérieurs et garants du respect démocratique. En réalité, toute tentative de renforcement des institutions par le haut, vers davantage de démocratie et d’État de droit, n’aboutirait qu’à un renforcement du décalage entre les textes de lois et la réalité des pratiques politiques et administratives informelles. En effet, nous l’avons vu, dans les faits, les institutions étatiques africaines hébergent une classe de privilégiés qui n’a que peu de considération pour les citoyens qu’elle est censée servir, à moins qu’ils ne participent au clientélisme généralisé et alimentent une corruption systémique. C’est pourquoi, il semble préférable de renforcer la gouvernance en Afrique, non pas par la voie institutionnelle, mais par la voie populaire, c’est-à-dire la société civile et l’ensemble des initiatives citoyennes qui la composent. Accorder davantage de place à la société civile dans la gouvernance permettrait aux populations d’être mieux représentées dans les prises de décisions, de développer leur conscience politique, et d’adapter les politiques publiques aux usages locaux afin qu’elles soient mieux acceptées.


[1] Olivier de Sardan, Jean-Pierre. État, Bureaucratie et Gouvernance En Afrique de l’Ouest Francophone: Un Diagnostic Empirique, Une Perspective Historique. Politique Africaine, vol. N° 96, no. 4, Dec. 2004, pp. 139–62.

[2] Olivier de Sardan (2004:146).

[3] Elhussein, Ahmed Mustafa. Decentralisation and Democracy in Africa–An Agenda for International Action. Indian Journal of Public Administration, vol. 46, n°1, 2000, p. 82-97.

[4] La Palombara, Joseph. Bureaucracy and Political Development. New Jersey, Princeton University Press, 1973.

[5] Parkinson, C. Northcote. Parkinson’s Law And Other Studies in Administration. The Riverside Press, 1957.

[6] Wahiu, Winluck. “Africa’s Constitutional developments after 1990: Constitution- building for democracies?” dans Checks and Balances: African Constitutions and Democracy in the 21st Century de Grant Masterson et Melanie Meirotti. EISA, 2017.

[7] The Constitution of the Republic of South-Africa as adopted on 8 May 1996 and amended on 11 October 1996 by the Constitutional Assembly, Section 55, Paragraph 2 (lien).

[8] Chanda, Tirthankar. «En Afrique, La Constitution Française n’a Pas Été Le Modèle Qu’on Croit». RFI, 4 octobre 2018. https://www.rfi.fr/fr/afrique/20181004-afrique-constitution-francaise-pas-ete-le-modele-on-croit.

[9] Olivier de Sardan (2004)

[10] Sindjoun, Luc. Les Nouvelles Constitutions Africaines et La Politique Internationale : Contribution à Une Économie Internationale Des Biens Politico-Constitutionnels. Études Internationales, vol. 26, no. 2, avril 2005, pp. 329–45.

[11] Elhussein (2000)

[12] Hourquebie, Fabrice. Le Sens d’une Constitution vu de l’Afrique. Conseil Constitutionnel, Sept. 2018.

[13] Bratton, Michael. The Democracy Barometers (Part I): Formal Versus Informal Institutions in Africa. Journal of Democracy, vol. 18, n°3, juillet 2007, pp. 96–110.

[14] Olivier de Sardan (2004)

[15] Ndiaye, Moustapha. La Construction Constitutionnelle Du Politique En Afrique Subsaharienne Francophone. LGDJ, Juillet 2021.

[16] Olivier de Sardan (2004)

[17] Friedman, Steven, and Maxine Reitzes. Democratisation or Bureaucratisation? : Civil Society, the Public Sphere and the State in Post-Apatheid South Africa.  University of Natal, Department of Economic History, 1996.

[18] Nigussie, Tefera. An Overview of the Charities and Societies Proclamation of Ethiopia: Challenges and Prospects. Social Science Research Network Electronic Journal, 20 avril 2017.

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